Le Voilier

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M. Alphonse, le voilier

Concarneau. Située derrière la criée, au premier étage d’un accastilleur, la voilerie se présente comme une longue et vaste pièce mansardée, au plancher de bois. Cà et là, plusieurs paquets de toile blanche ou brune et des rouleaux de cordages attendent de devenir voiles ou baches de pont. Deux machines à coudre, une de taille impressionnante, sont encore en service. Partout flotte une bonne odeur, mélange de tissu, de chanvre et de résine. Le plafond est haut, l'atelier clair; il y a place au moins pour 10 voiliers avec leurs aires a tracer. Mais seul un banc est aujourd’hui occupé. M. Alphonse est voilier, c'est la vie qui a présidé à ce choix. Né dans une famille de pêcheurs, a cinq ans, il est victime d'un accident mal soigné : il perd une jambe, à l'âge où l'on commence à courir. Pour lui, la pêche est finie avant même d'avoir commencé. A treize ans, il travaille en usine aidant sa mère à faire vivre la famille. A quinze ans, il entre chez Barzic, à la voilerie. Il y restera quarante-six ans jusqu'à sa retraite. M. Barzic le père, de huit ans son aîné, ainsi qu'un autre ouvrier vont lui apprendre le métier. Le soir, pour s'entraîner, il emporte un bout de ralingue à la maison ou bien s'applique à faire des épissures, des tresses à trois torons, des becs à queue. A cette époque, ils sont huit voiliers côte à côte, qui fabriquent et entretiennent la voilure d'une quinzaine de sardiniers et autres bateaux. Focs ballons, flèches, ballons et tapeculs. Beaucoup de voiliers en atelier sont des handicapés comme lui.

« On travaillait souvent le dimanche, parfois jusqu'à minuit, surtout l'été en saison. II n'y avait pas d'heures supplémentaires à cette époque. Ce n'est pas l'ambiance qui manquait sur le port aux beaux jours, les femmes venaient danser sur la place quand les bateaux arrivaient et on avait un peu le cœur gros de voir les copains s'amuser pendant que l'on était rivé sur un banc. Le métier entrait assez vite, un bon apprenti pouvait, au bout de six mois, coudre aussi rapidement qu'un ouvrier, mais il lui restait encore beaucoup à apprendre, bien sûr. C'est pourquoi le patron ou l'ouvrier pointaient les voiles et les donnaient à l'apprenti qui les cousait. Le plus dur que j'ai fait, c'était pour un caboteur une toile numéro 0, la plus serrée, la plus dure. J'en ai eu de la misère, jusqu'à ce que la chair se décolle de l'ongle à force de tirer sur 'aiguille. On mettait bien du suif pour qu'elle rentre mieux mais après, il fallait tirer... Maintenant, je ne fais plus que des voiles pour les thoniers, des tapeculs pour la pêche, des bâches de pont ou de protection pour les sabliers quand ils déchargent à quai, ou bien je recouvre des bouées de tissu. Notre métier a beaucoup d'affinités avec celui du sellier. Nous avons du reste aussi travaillé pour les voitures, occasionnellement bien sûr.

« Autrefois, les bâches que nous fabriquions pour les thoniers évitaient l'échauffement du poisson. Les navires congélateurs n’existaient pas à cette époque. Trempée dans l'eau, une bâche ou une voile de coton permettait de conserver le poisson au frais. Avant-guerre, il y avait beaucoup de bateaux dans le port on réparait les voiles des sardiniers à bord ou à l'atelier. On faisait aussi des misaines pour les petits bateaux. Quant aux tapeculs d'aujourd'hui, ils servent uniquement à donner de la stabilité au navire et à le maintenir dans l'axe quand il pêche. »

Une voile est faite de plusieurs bordés ou laizes de toile cousus ensemble. Sur le pourtour est fixé un cordage ou ralingue qui la consolide tout en servant de point d'attache aux écoutes, boulines, cargues, etc. Les coins et parties soumis aux efforts les plus intenses sont renforcés par des bandes : têtières, envergure, bandes de ris, percées de trous appelés 0eils-de-pie pour le passage des rabans ou garcettes. La fabrication d'une voile commence par la prise des mesures à bord du bateau. Le voilier, c’est un peu le tailleur de la mer. A cela près que si un point lâche dans un vêtement, c'est toute la couture qui se découd, mais un point de voilier qui cède s'arrête de lui-même et n'entraîne pas les autres.

Tel le charpentier, M. Alphonse doit tracer sa voile à la craie sur le sol. Règle et équerre en main, il faudra tenir compte des laizes, des doublages, et aussi de l'allongement futur de la voile travaillée par le soleil, Il peut alors présenter les bandes de toile sur cette épure, et les pointer avec des alênes fichée dans le plancher: puis il les coupe de son Opinel, « les ciseaux c'est bon pour les tailleurs », et il les coud à la machine depuis peu. Il existe trois sortes de points: broché, piqué ou debout. Le premier sert à l’assemblage des laizes, le second aux doublages et renforts, le troisième plus lâche, pour les manches à eau ou les dernières laizes d'une voile courbe à laquelle on a voulu donner du jeu. Les laizes ont 50 cm de large. Pour les assembler, M. Alphonse les fait se chevaucher de quelques millimètres, c'est ce qu'on appelle la largeur de coupe. Puis, commençant par la laize de chute, à l'opposé du mât, il arrive au ris. L'assemblage terminé, il règle sa voile et en vérifie les dimensions, il la gaine et lui applique ses renforts et doublages. Avec maillet, burin et billot, il place ensuite cosses, bagues et œillets. Un œil-de-pie tous les 50 cm permettra de prendre des ris dans la voile. Pour réaliser cette sorte de grosse boutonnière, il lui faut couper la toile en croix, passer un poinçon dans la déchirure et couper autour; la bague placée dans le trou sera ensuite cousue solidement a la main. L'ensemble de ce travail se dit « battre les ris.

Chaque coin de la voile recevra de même un gros œillet métallique où on pourra accrocher manilles, drisses et écoutes. Il y a trois points dans un tape-cul: point d'écoute, point de ris et point d'amures. Mais les doublages et renforts ne suffisent pas aux tensions que subissent les bords des voiles sous la pression des vents ou des tractions données pour les établir. Il faut alors les garnir d'un filin d'acier ou d'un cordage plus ou moins fort selon chaque voile: la ralingue. Ralinguer, c'est coudre à la main ce câble sur la voile : «On n'a pas encore inventé de machine sachant ralinguer.» Lorsque la ralingue a la même longueur que la toile il faut «ralinguer Juste»; quand elle doit être plus courte, le voilier ménage de petits froncés au tissu, on dit qu'il «fait boire la toile. Sur un tape-cul, M. Alphonse donne environ 20 cm à boire. Cela permettra à la ralingue plus élastique que la toile de bien maintenir la voile quand elle se tendra en évitant de déchirer le tissu. Au contraire. sur les côtés de chute où la toile coupée en biais allonge beaucoup, il est nécessaire que la ralingue puisse allonger en même temps. Il s'agit alors, en atelier, de lui donner une tension supérieure à celle qu'elle devra subir en mer, et de la coudre à la toile alors qu’elle est en extension. Bien ralinguer est certainement un des talents les plus subtils et indispensables au métier : « Il faut savoir calculer les bons allongements selon les manœuvres et les côtés d'une voile ainsi que selon les qualités des tissus et des ralingues employés. »

Un voilier doit avoir une bonne assise, le genou au niveau des hanches ; il ne doit pas se courber sur l'ouvrage, mais se tenir droit, sans raideur. Le travail est donc effectué sur un banc assez bas de 0,35 m å 0,40 m de hauteur pour 1,60 m de long sur 0,25 m de largeur. Tenant lieu à la fois de siège et d'établi, y sont accrochés épissoirs, épinglettes, burins, couteaux, alênes et aiguilles, tandis que, placé sous l'assise, un petit tiroir renferme écheveaux de fils, pelotes de luzin ou de bitord. II était d'usage de coudre au fil de coton dans le coton, au chanvre dans la toile la plus épaisse. La plus serrée, appelée autrefois, à juste titre, «peau de vache» parce qu'il fallait la percer d'une alêne avant d'y passer une aiguille et un fil, suiffés ou enduits de cire d'abeille, «pour que l'aiguillée file mieux ». Malgré cela, les efforts pour pousser l'aiguille sont tels que le Voilier enfile dans sa main une paumelle de cuir et de couenne de porc, munie en son milieu d'une forte pastille d'acier quadrillé faisant office de dé. «Pour qu'elle ne se gâte point, il faut bien la gratter et la frotter au chiffon, ainsi les vers ne s'y mettront pas. Une fois faite, si on ne s'en sert pas tout de suite, il faut la ramollir dans l'eau.» Chaque voilier faisait lui-même sa paumelle bien tournée et bien durcie. Il faut avoir vu coudre M. Alphonse, assis bien droit sur son banc, le corps un peu de biais, la voile ramenée sur les genoux. Un temps de silence, l'homme et son ouvrage semblent figés, l'aiguille va-t-elle réussir à traverser la toile ? Dans l'immobilité apparente, on devine la lutte de l'outil, aidé par la main, avec la matière. Et puis, brusquement, très haut et de côté, le bras a décrit un zigzag fulgurant, tandis qu'un éclair d'acier l’accompagne, entrainant avec lui le fil qui se tend dans un claquement sec. Encore un point de gagné, une laize d'assemblée, un œillet de posé, une voile qui se gonfle et qui se tend, un bateau qui s'en va.